Tout juste avant la pandémie, il y a une éternité me semble, ma conjointe et moi avons compensé les émissions en gaz à effet de serre (GE)S de vacances en Argentine, s’aventurant ainsi dans la forêt des crédits carbone.
Le calculateur nous a proposé pour 189 $ l’attribution des 6,75 tonnes de CO2 absorbées par 48,21 arbres, leur vie durant, soit l’équivalent des GES émis par nos déplacements en avion et en voiture. Une transaction simple comme bonjour sur le site de Carbone boréal, un organisme associé à l’Université du Québec à Chicoutimi qui mène des recherches scientifiques sur la capture du carbone par la forêt boréale.
Ce geste individuel n’a pas stoppé le réchauffement climatique, ni d’ailleurs notre vote de ce matin pour un parti qui prend ce défi au sérieux, quoique les bonnes politiques publiques soient bien plus puissantes que les efforts louables de chacun.
On compte deux sortes de crédits carbone ou crédits compensatoires : les volontaires, comme ceux obtenus chez Carbone boréal, et ceux qui s’inscrivent dans un régime obligatoire, comme la Bourse du carbone que le Québec partage avec la Californie.
Ce marché du carbone, créé en 2013, se nomme Système de plafonnement et d’échange de droits d’émission de gaz à effet de serre (SPEDE). Il couvre les plus grands émetteurs et les distributeurs de carburant du Québec.
La mécanique est assez complexe, mais le principe est simple : pour respecter un plafond d’émissions de plus en plus bas, les entreprises doivent les réduire à la source ou acheter des crédits pour les quantités émises en trop.
Celles qui font mieux que leur objectif obtiennent des crédits égaux à leur surperformance, crédits qu’elles peuvent vendre aux entreprises pour qui les réductions d’émissions sont technologiquement difficiles ou plus onéreuses.
Plus le plafond des émissions baisse, plus coûteuses sont les réductions et plus chers les crédits carbone. Malgré tout, ce marché fait en sorte que la réduction des émissions procède de la façon la plus économique possible.
Sur le marché volontaire, toute organisation qui réduit les émissions de GES peut vendre des crédits aux entreprises qui en achètent par bonne conscience ou pour soigner leur image. L’acheteur se fie au protocole suivi par le vendeur. Or, il y a eu beaucoup d’abus, au Québec et ailleurs dans le monde, chez des promoteurs offrant des crédits tirés de la plantation d’arbres ou d’autres moyens réduisant les GES.
La forêt, source de crédits et de conflits
Il n’y a guère de sujet plus sensible au Québec que l’équilibre entre la préservation de la biodiversité et tous les usages que nous faisons de la forêt – le nous incluant les Premières Nations –, de la simple randonnée à l’exploitation forestière.
Nous savons tous que les arbres captent le CO2 et le séquestrent jusqu’à ce qu’ils meurent, puis le rejettent en se décomposant, un cycle répété par les jeunes pousses.
La forêt peut donc être source de crédits carbone, mais si et seulement si les arbres sont plantés à des endroits où ils ne pousseraient pas naturellement et s’ils ne sont jamais coupés, le principe actuel que respecte Carbone boréal.
Le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques mène présentement une consultation pour favoriser l’octroi de crédits compensatoires en forêt privée. Il propose un nouveau principe compatible avec la coupe commerciale, qui s’appuie sur le fait qu’il est préférable de couper un arbre mature pour le transformer en bois d’œuvre, qui stocke le carbone pour l’éternité ou jusqu’à ce que la maison brûle, que de laisser l’arbre relâcher ce carbone après sa mort naturelle. Surtout si la forêt coupée est replantée ou se régénère naturellement.
Présentement, dès qu’un arbre est planté, on peut vendre le crédit associé à la capture du carbone de sa longue vie à venir, censée durer 100 ans. Si l’arbre brûle dans un incendie, relâchant tout son carbone, comme beaucoup cet été sur la côte Ouest, le promoteur doit le remplacer à même un coussin de 20 % à 30 % d’arbres plantés en trop. Pareil si l’arbre meurt d’une infestation.
Le nouveau règlement propose d’attribuer le crédit carbone seulement lorsque l’arbre mature est coupé, en proportion de son âge réel par rapport à sa vie théorique de 100 ans. Par exemple, si l’arbre est coupé à 50 ans pour en faire du bois d’œuvre, il génère 50 % du crédit normal. Deux arbres coupés à 50 ans génèrent donc 100 % du crédit d’un arbre qui aurait vécu 100 ans.
L’avantage environnemental est double : d’abord le crédit n’est émis et vendu que lorsqu’on est certain qu’il a bel et bien capturé du carbone ; ensuite, le carbone reste stocké à jamais (ou presque), plutôt que d’être relâché après la mort naturelle de l’arbre. Le cycle d’absorption reprend grâce à une nouvelle plantation.
Pour qu’une telle approche soit étendue à la forêt publique, les modalités devront être ajustées et idéalement faire en sorte qu’elles soient compatibles avec les nouvelles normes internationales en gestation.
Un débat mondial
La question des crédits carbone dépasse amplement nos frontières, où on critique les crédits émis sans surveillance et la foison de protocoles qui empêchent l’émergence d’un marché mondial du carbone, à la mesure du problème qui afflige la planète.
L’infatigable Mark Carney, ex-gouverneur de la Banque du Canada et de la Banque d’Angleterre, devenu militant d’un environnementalisme alliant les forces du marché aux orientations gouvernementales, a rassemblé un groupe de travail pour établir des normes et un mécanisme de surveillance international encadrant les crédits carbone, en vue de créer un marché mondial volontaire de qualité. Le projet sera discuté à la COP26, à Glasgow, en novembre.
Pour que les crédits carbone ne deviennent pas une défilade trop facile pour les pollueurs, leur prix doit augmenter de manière importante afin de réellement changer le comportement des entreprises et des individus. Car plus le prix du carbone est élevé, sous forme de crédit ou de taxe, plus il devient avantageux de le réduire à la source, la façon la plus sûre de lutter contre le réchauffement climatique.
Au Canada, les libéraux se sont engagés à le faire progresser jusqu’à 170 $ la tonne en 2030, alors que les conservateurs veulent le plafonner à 50 $. Aux dernières enchères de notre Bourse du carbone, la tonne de CO2 a atteint un sommet de 29,41 $. En Europe, où la Commission vient d’annoncer des règles plus sévères pour son marché du carbone, le prix a dépassé les 150 $ US.
Immense puits de carbone, la forêt québécoise cache un trésor sous-exploité en crédits potentiels. Sans compter que la construction en bois est bénéfique pour l’environnement, alors que le ciment est un des plus grands émetteurs de GES. Cela passe cependant par un difficile dialogue social sur les usages de la forêt.
Miville Tremblay est un senior fellow à L'Institut C.D. Howe et fellow invité au Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organizasations