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Comme les tulipes au XVIIe siècle, les bitcoins sont emportés par une bulle, ce qui montre bien que la fièvre des spéculateurs est récurrente. Les tulipes mènent aujourd’hui une existence bien terre-à-terre, contentes d’être jolies et d’annoncer le printemps. Je cherche encore l’utilité des bitcoins.

En 1637, les marchands néerlandais payaient des prix fous pour les bulbes de cette fleur exotique, importée de l’Empire ottoman, particulièrement la rare variété à motif tigré. Première crise spéculative documentée, la « tulipomanie » a brûlé des fortunes factices.

On n’aura pas davantage à pleurer l’éventuelle déconfiture des « baleines », le surnom donné aux gros détenteurs de bitcoins, qui ne sont pas riches sur papier, mais richissimes dans l’éther.

Un stratège de la Bank of America a qualifié de « mère de toutes les bulles » la montée stratosphérique du bitcoin.

En mars, quand la pandémie a frappé, il a d’abord perdu la moitié de sa valeur. Le bitcoin a récupéré le terrain perdu au cours du printemps, stagné durant l’été et explosé à l’automne. Depuis le creux de mars, son prix a été multiplié par sept !

Contrairement à l’or, auquel on le compare parfois, le bitcoin n’a pas d’existence matérielle, aucune valeur intrinsèque et son usage est particulièrement limité. Pas de bijoux, ni même de plombages en bitcoin.

Sa valeur marchande est influencée par sa rareté programmée et par le mécanisme compliqué de sa création et de ses échanges. Les liens présumés avec les fondamentaux de l’économie réelle sont fortuits, des rationalisations a posteriori qui ne tiennent pas la route. Les facteurs psychologiques dominent.

Entièrement virtuel, le bitcoin n’est pas une monnaie d’usage courante, facile et peu coûteuse à utiliser comme le dollar canadien, bien au contraire. Il n’a pas non plus une valeur fiable, un pouvoir d’achat relativement stable, et ne peut servir d’unité de compte.

Alors, de quoi s’agit-il, si ce n’est pas une vraie monnaie ? Un actif, répondent plusieurs. Un étrange objet financier qui ne comble aucun besoin légitime, pourrait-on dire également.

Déballons tout ça.

CHAÎNE DE BLOCS

Le bitcoin est régi par une chaîne de blocs, le nom donné au registre décentralisé où sont inscrites toutes les transactions et qui assure leur véracité. L’authentification des transactions sur ce marché non réglementé résulte d’une course pour résoudre des problèmes mathématiques de plus en plus difficiles, auxquels s’attaquent des concurrents appelés mineurs, armés d’ordinateurs aussi puissants qu’énergivores. Le gagnant est payé en bitcoins, que cette compétition informatique rend chers à produire.

La chaîne de blocs est un système lent, capable de traiter 4,6 transactions par seconde, contre 1700 pour Visa, et qui devient congestionné lorsque la demande est forte. En 2020, une transaction pouvait prendre entre 10 minutes et une heure et demie.

Pour couper la file des transactions ou éviter d’attendre des semaines, les utilisateurs paient aux mineurs des frais de transaction, qui peuvent devenir exorbitants en période de pointe.

On estime que 95 % des bitcoins sont contrôlés par 2,8 % des comptes anonymes détenus par ces fameuses baleines, dont plusieurs seraient des mineurs chinois.

Or, comme les baleines sont rarement vendeuses, le marché des bitcoins est peu liquide et des volumes d’achat ou de vente assez modestes ont des effets démesurés sur le cours, d’où sa grande volatilité.

À raison, on vante la sûreté de la chaîne de blocs elle-même, mais les infrastructures périphériques sont souvent vulnérables, qu’il s’agisse des plateformes de négociation, des bourses spécialisées dans les cryptomonnaies ou des « portefeuilles » où sont conservés les bitcoins, qui ont fait l’objet de vols et de fraudes spectaculaires.

Cela dit, l’arrivée récente d’institutions financières crédibles dans l’offre de certains services est de nature à rassurer. Pour autant, ce n’est pas encore la bénédiction attendue des adeptes, car il y a une nette différence entre exploiter un segment d’affaires en croissance et y investir son propre argent. Les grands investisseurs institutionnels se tiennent encore loin des bitcoins et autres cryptomonnaies.

Par contre, les banques centrales de plusieurs pays, dont la Banque du Canada, collaborent pour élaborer des monnaies numériques libellées dans leur devise nationale. Elles ont encore beaucoup de problèmes complexes à résoudre, mais ces monnaies nationales numériques seront sûres, utiles et accessibles à tout un chacun.

L’acheteur type de bitcoins est un jeune homme, attiré par l’appât d’un gain rapide. Plus récemment, de grandes fortunes y ont misé un peu d’argent, qu’elles peuvent se permettre de perdre. Et qu’elles risquent de perdre.

De fait, la gageure est qu’un plus fou que soi achètera les bitcoins à un prix encore plus élevé, dans l’espoir qu’un autre fou…

Car acheter des bitcoins n’est pas un investissement, c’est un jeu hautement spéculatif, une loterie assez sophistiquée pour séduire les geeks. L’anonymat des transactions attire aussi une frange de libertaires et de complotistes qui ont la foi et qui attendent l’écroulement de l’ordre monétaire mondial, comme d’autres attendent le second avènement du Christ.

Se glissent dans le lot des criminels et des terroristes. Selon une étude, environ le quart des utilisateurs de bitcoins sont impliqués dans des activités illégales.* D’ailleurs, le département du Trésor américain a annoncé en décembre l’intention d’imposer aux institutions financières l’obligation de rapporter les transactions sur bitcoins et autres cryptomonnaies dépassant 10 000 dollars américains, pour mieux lutter contre ce fléau.

L’univers du bitcoin est un drôle de zoo. Tout bien considéré, je préfère les tulipes.

La Presse

MIVILLE TREMBLAY, SENIOR FELLOW, INSTITUT CD HOWE, ET FELLOW INVITÉ, CIRANO