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La guerre en Ukraine force la Chine à ménager son ami russe et son client occidental, de crainte qu’elle ne fracture la mondialisation en deux blocs.

Les sanctions économiques rompent un à un les liens entre la Russie et l’Ouest. Le coût est élevé pour l’Europe, mais désastreux pour la Russie. Cependant, aucun retour en arrière n’est possible tant que Vladimir Poutine sera au pouvoir, tant que le régime restera en place.

En marge des Jeux olympiques de Pékin, Xi Jinping et Vladimir Poutine se sont jurés une « amitié sans limites », reposant sur une vision commune d’un monde menacé par les États-Unis. Malheureusement pour eux, « l’opération militaire spéciale » en Ukraine n’a pas connu le triomphe espéré.

Plutôt, la Chine observe avec effroi la multiplication des sanctions, dont le gel des réserves russes – elle qui possède les plus grandes –, ainsi que l’unité retrouvée entre les États-Unis et l’Europe. De quoi refroidir son envie d’envahir Taïwan.

« Au lieu d’être bénéficiaire net du conflit entre la Russie et l’Ouest, la Chine se trouve dangereusement proche d’être un dommage collatéral », juge le politologue sino-américain Minxin Pei.

Les Américains ont coulé au Financial Times l’information voulant que les Russes aient demandé à la Chine de regarnir son arsenal détruit. Le président Biden a bien averti son homologue chinois des conséquences qu’entraînerait un tel appui.

La Chine nie tout. On la comprend. Le commerce chinois avec la Russie ne représentait l’an dernier que 19 % de son commerce avec l’Union européenne et 18 % de celui avec les États-Unis. Si la chef des finances de Huawei fut arrêtée à Vancouver à la demande des Américains, c’est que ces derniers reprochaient à l’équipementier chinois d’avoir contourné les sanctions avec l’Iran. Les Chinois ne veulent pas rejouer dans ce film.

Cela dit, la Chine sera heureuse d’acheter à escompte le pétrole russe dont personne ne veut et le gaz dont l’Europe souhaite se sevrer. Encore que, pour le gaz, il faudra relier les parties occidentale et orientale du réseau russe et construire un gazoduc à travers la Mongolie.

Même si officiellement la Chine respecte les sanctions imposées à la Russie, elle pourrait tricher, comme elle le fait en catimini avec la Corée du Nord. Mais le jeu est risqué, car elle-même a souvent goûté aux sanctions américaines.

Xi se serait passé de l’embarrassante agression de son copain Poutine, alors qu’il affronte de sérieux problèmes intérieurs qui entachent son image avant le XXe Congrès du Parti communiste chinois, qui doit sanctionner son troisième mandat historique l’automne prochain.

Bien que le coronavirus ait pris naissance à Wuhan, la Chine a rapidement maîtrisé la pandémie grâce à des mesures draconiennes. Mais deux ans plus tard, sa politique zéro COVID-19 force de nouveaux confinements pour protéger des variants sa population faiblement immunisée par les vaccins chinois. À Hong Kong, les décès se multiplient.

Des pluies abondantes annoncent les pires récoltes de blé, juste au moment où le prix des céréales explose, à la suite du blocage des exportations ukrainiennes, une malchance pour un grand importateur de nourriture.

Le gouvernement tente de maîtriser l’énorme bulle immobilière sans provoquer de crise financière, en restructurant la dette d’Evergrande. Il a aussi serré la vis à ses Big Tech, dont les actions ont tellement chuté qu’il promet maintenant des « politiques favorables au marché ».

Bref, le moment est mal choisi pour risquer une guerre commerciale.

Selon le politologue Ian Bremmer, « le plus grand danger du dernier mois est que les États-Unis et la Chine se “découplent” – une fragmentation décisive de l’ordre mondial et la fin de l’ère actuelle de la mondialisation », un scénario possible, mais peu probable. En revanche, les protagonistes « vont sûrement conclure qu’ils doivent se protéger d’une guerre économique dans le futur ».

D’après Adam S. Posen, président du Peterson Institute for International Economics, « il est probable que l’économie va se séparer en blocs – un orienté autour de la Chine et un autour des États-Unis, avec l’Union européenne plutôt mais pas totalement dans le deuxième camp – chacun essayant de se protéger et de diminuer l’influence de l’autre ».

Ce scénario aggraverait l’érosion des dernières années, où le protectionnisme des deux parties a entraîné le découplage sélectif d’industries et de technologies comme les télécommunications, les microprocesseurs et les réseaux sociaux.

Toutefois, la réduction des échanges avec la Chine obéit également à une logique de saine diversification des approvisionnements pour accroître leur résilience face aux pandémies et autres catastrophes. Ou encore, pour réduire les émissions de gaz à effet de serre en rapprochant la production de la consommation.

Depuis son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce, il y a 20 ans, la Chine a contribué à une ère de faible inflation. Le redéploiement des chaînes de production au sein des zones régionales de libre-échange coûtera plus cher au consommateur en réduisant la concurrence au profit d’industries souvent moins efficaces et innovantes.

L’orgueil national aiguillonne la rivalité. La taille de l’économie chinoise équivaut aux deux tiers du PIB américain (et à 10 fois celui de la Russie), lorsque calculée au taux de change courant. Mais la Chine surpasse légèrement les États-Unis si on les mesure plus justement en parité des pouvoirs d’achat. Les Chinois veulent le respect que mérite la grande puissance qu’ils sont devenus, mais les Américains ne sont pas prêts à partager leur hégémonie.

Le durcissement de la dictature et la main lourde de l’État chinois dans l’économie justifient amplement une prudence accrue dans nos relations avec ce pays, ami de la Russie et qui se présente en Asie et en Afrique comme un modèle alternatif de croissance et de stabilité.

La Chine est fortement imbriquée dans l’économie mondiale et nous avons besoin de sa collaboration pour limiter le réchauffement de la planète. Une guerre commerciale tous azimuts serait catastrophique. Le niveau de vie baisserait partout et le risque de guerre tout court augmenterait. L’exemple russe enseigne cependant la sagesse à réduire notre dépendance dans des secteurs névralgiques.

Miville Tremblay est un senior fellow à L'Institut C.D. Howe et fellow invité au Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organizasations.

Published in La Presse