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On ne peut choisir une combinaison d’emploi et d’inflation, comme on mélange à sa guise l’eau chaude et l’eau froide dans sa douche. Si la Banque du Canada veut maximiser l’emploi de manière durable, elle doit d’abord maîtriser l’inflation autour de 2 %, sa mission première.

Même aux États-Unis, où la Fed a officiellement le double mandat de stabiliser les prix et de maximiser l’emploi « de manière durable », en pratique, l’objectif de l’emploi est subordonné à la lutte contre l’inflation.

Il ne s’agit pas d’une tromperie ou d’un choix idéologique, mais d’un constat empirique : sauf à court terme, on ne peut accroître l’emploi par des taux d’intérêt bas lorsque l’inflation est élevée. Cette politique est intrinsèquement instable, causant encore plus d’inflation, qui finit par une récession sévère et une augmentation du chômage.

Dans « maximiser l’emploi de manière durable », le mot clé est « durable », car le faible chômage d’une économie qui surchauffe est une bombe à retardement.

En revanche, lorsque l’inflation est maîtrisée, une banque centrale peut favoriser l’emploi dans ce moment de grâce appelé « divine coïncidence », où les deux variables sont au mieux dans une économie roulant au maximum de sa capacité, ni plus ni moins.

Encore que l’outil grossier des taux d’intérêt se bute rapidement à des limites, ne pouvant pas former la main-d’œuvre pour occuper les emplois disponibles ou accroître le nombre d’immigrants qualifiés. Il faut donc déployer une panoplie de politiques microéconomiques pour compléter la politique macroéconomique de la banque centrale.

INFLATION 101

Rappelons que l’inflation progresse lorsque la demande pour les biens et les services dépasse l’offre, ou la capacité de production de l’économie, comme actuellement. A contrario, l’inflation diminue quand la demande est inférieure à l’offre.

En haussant les taux d’intérêt, les banques centrales visent à modérer la demande afin qu’elle égale l’offre. Cet atterrissage en douceur est cependant périlleux quand l’inflation est aussi forte qu’en ce moment. Les augmentations de taux touchent immédiatement les consommateurs et les entreprises, qui empruntent moins pour dépenser ou investir, mais prennent jusqu’à deux ans pour livrer tous leurs bénéfices sur l’inflation.

En raison de ce délai, il est délicat de déterminer le moment où les hausses seront suffisantes pour que l’inflation retourne à 2 %, en 2024, comme prévu dans le récent Rapport sur la politique monétaire. Trop, c’est provoquer une grave récession ; pas assez, c’est perdre sa crédibilité.

Or, la crédibilité joue un rôle critique, au-delà des effets mécaniques des hausses de taux. Une banque centrale qui laisse l’inflation courir avec des hausses de taux insuffisantes risque de désancrer les précieuses attentes d’un retour à 2 % et d’alimenter une spirale hors de contrôle. Les attentes sur l’évolution future de l’inflation conditionnent le comportement des personnes et des entreprises et deviennent autoréalisatrices.

UNE CIBLE PLUS NUANCÉE

L’an dernier, le gouvernement fédéral et la Banque ont renouvelé conjointement pour cinq ans la cible d’inflation de 2 % — « la meilleure contribution que la politique monétaire puisse apporter au bien-être des Canadiens » —, en vigueur depuis trois décennies.

Tout en soulignant la prépondérance de la cible, ils ont convenu de chercher l’atteinte d’un « niveau d’emploi durable maximal », même si la Banque n’a pas tous les outils pour cette tâche.

Cette nouvelle mention de l’emploi dans le mandat de la Banque ne change rien de concret, si ce n’est plus de transparence, car c’était déjà ce qu’elle s’efforçait de faire lorsque la demande était trop faible.

Le gouvernement ayant cosigné le mandat, il se doit maintenant de respecter l’indépendance opérationnelle de la Banque, afin qu’elle puisse prendre les décisions qui s’imposent, si impopulaires soient-elles. L’Histoire enseigne que les politiciens n’auraient pas ce courage.

Terrasser l’inflation est le défi de l’heure. Elle ronge le pouvoir d’achat des travailleurs, que les augmentations salariales peinent à compenser, et frappe plus cruellement les personnes à faible revenu.

Dans le scénario de fort ralentissement prévu par la Banque ou celui d’une faible récession, le chômage restera contenu cette fois, car les employeurs hésiteront à mettre à pied leurs employés qualifiés, connaissant la pénurie de main-d’œuvre structurelle.

LES MARCHÉS ATTENDENT LE PIVOT

Les marchés financiers, accros aux bas taux d’intérêt, encaissent très mal le resserrement monétaire mondial. Ils scrutent nerveusement les propos des banquiers centraux pour deviner le moment d’un éventuel pivot, qui marquera l’amorce d’une pause, puis d’une détente, propices aux placements.

Pourtant, s’ils pensaient que les banques centrales perdent leur combat contre l’inflation, ils réagiraient négativement, inscrivant des primes de risque dans les rendements obligataires, qui se traduiraient par une majoration des taux hypothécaires.

Le gouverneur de la Banque du Canada, Tiff Macklem, affirme que le durcissement de la politique monétaire n’est pas terminé, mais qu’il achève, donnant à penser que les prochaines hausses seraient moins fortes. James Powell, le patron de la Fed, n’est pas allé si loin.

Il faut dire que les feuilles de thé sont dures à lire avec la confluence des crises : les effets résiduels de la COVID-19, la guerre en Ukraine et son choc sur le prix de l’énergie, le réchauffement climatique et la décarbonation de l’économie, les tensions avec la Chine et le redéploiement des chaînes d’approvisionnements, la montée du populisme, sans oublier les risques à la stabilité du système financier posés par l’endettement généralisé.

La bataille de l’inflation n’est pas gagnée.

Miville Tremblay, Senior Fellow à L’Institut C.D. Howe, Fellow Invité Au Centre Interuniversitaire de Recherche en Analyse Des Organisations.

Published in La Presse