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Les banques centrales s’approchent du dangereux passage entre Charybde et Scylla, les monstres marins de la mythologie grecque qui menaçaient les navires. Sauf que les écueils d’une faible croissance et de l’inflation sont bien réels.

La relance économique est enclenchée. Le Québec, pour l’un, a retrouvé son niveau de PIB d’avant pandémie dès mars. Mais ici comme ailleurs, cette reprise est encore mal assurée et inégale, comme on le voit dans les services livrés en proximité avec la clientèle.

L’inflation est manifeste, provoquée en grande partie par la perturbation des chaînes d’approvisionnement mondiales causée par la COVID-19, ce qui suggère qu’elle serait transitoire. Mais si les goulots d’étranglement persistent, ce qui semble probable, les attentes concernant l’inflation pourraient changer, déclenchant des effets de second tour, comme une hausse généralisée des salaires.

Les banques centrales avancent donc prudemment dans le brouillard des informations discordantes vers une réduction très graduelle de leur énorme stimulus monétaire. Les marchés sont néanmoins sur le qui-vive.

La Fed s’apprête à suivre la Banque du Canada avec une réduction de ses achats d’obligations, et les deux institutions pourraient amorcer une hausse de leur taux directeur vers la fin de l’an prochain.

Dans le contexte de cette sortie de crise sans précédent, il n’est pas facile de démêler les facteurs qui influencent la demande pour les biens et services de ceux qui pèsent sur l’offre, car ils sont en interaction constante.

Prenons par exemple les prix du pétrole et du gaz, en très forte hausse. Bien sûr, il y a reprise de la demande, mais aussi une production plus faible aux États-Unis et une offre qui ne suit pas la cadence en Russie et dans le golfe Persique. Les analystes prévoient un dur hiver.

Ensuite, le paradoxe du marché du travail dans plusieurs économies avancées, où coexistent pénurie et chômage élevé. On a beaucoup blâmé les programmes de soutien du revenu qui n’incitent pas à un retour au travail, mais on n’a observé aucune différence à ce chapitre entre les États américains qui y ont rapidement mis fin et ceux qui les ont conservés jusqu’à maintenant.

Le variant Delta qui s’en prend aux enfants non vaccinés retient probablement des mères à la maison et fait encore peur à certains qui occupaient des emplois plus exposés. Aux États-Unis, on offre des bonis à l’embauche, mais pas encore d’augmentation générale de la rémunération.

Au Québec, où l’expansion se bute à une démographie défavorable, on ne compte plus qu’un chômeur et demi par poste vacant dans presque tous les secteurs, un marché du travail plus tendu que partout ailleurs au pays, sauf en Colombie-Britannique. L’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés (CRHA), qui regroupe les spécialistes en ressources humaines des grandes entreprises, prévoit des augmentations salariales de l’ordre de 2,9 % en 2022.

Les banquiers centraux ne s’alarment pas des réajustements ponctuels de certains salaires face à des pénuries particulières, comme pour les préposés aux bénéficiaires et les infirmières. Ce serait une tout autre affaire si les attentes d’inflation décrochaient durablement de leur ancrage à 2 % pour grimper en spirale, avec des salaires en rattrapage.

Qu’en est-il maintenant de la croissance ? Comme on pouvait s’y attendre, le rebond prodigieux des premiers trimestres suivant la réouverture s’amenuise avec le temps, du fait que la période de comparaison l’an dernier était moins creuse. Le stimulus budgétaire ira en diminuant, malgré l’ambitieux programme du gouvernement Trudeau.

Aux États-Unis, d’âpres négociations sur un fil de fer mettent en péril deux énormes enveloppes budgétaires, l’une pour les infrastructures, l’autre pour des mesures sociales et le climat. Un compromis plus modeste pourrait en résulter.

Reste que le principal risque qui pèse sur la croissance demeure l’imprévisible COVID-19 et ses multiples variants, dont on n’a pas fini de craindre les nouvelles manifestations. La vaccination protège bien les pays riches, nonobstant une tranche importante d’Américains aveuglés par la désinformation. Cependant, ce n’est pas encore le cas des économies émergentes, notamment d’Asie, où les usines et les ports sont fréquemment paralysés par la pandémie.

Les banques centrales jouent donc de prudence, sachant qu’il existe encore des capacités de production non utilisées et que les gros chiffres d’inflation s’expliquent en partie par la baisse des prix du Grand Confinement. Pour autant, on ne peut exclure une erreur d’exécution ou la réaction démesurée des marchés financiers, gonflés à l’hélium par des taux d’intérêt proches de zéro.

La forte hausse des prix de l’énergie soutient le scénario pessimiste évoqué par plusieurs, celui de stagflation, ce mot-valise combinant stagnation et inflation, qu’on n’a pas vue depuis les années 1970 et qui forcerait les banquiers centraux à choisir entre deux maux.

Le scénario optimiste, que j’aime à croire plus probable, mais plus long à venir, mise plutôt sur un regain de la productivité découlant des investissements des entreprises dans la numérisation de leurs activités et de leurs efforts pour réduire leur empreinte carbone. Une telle augmentation permettrait de mieux absorber la hausse des intrants et de mieux payer les travailleurs. Les banquiers centraux en seraient ravis, eux qui désespèrent des faibles gains passés.

Les dirigeants ne sont pas comme Ulysse, soumis aux caprices des monstres et des dieux grecs. Du moins en partie, ils restent maîtres de leur destin.

Publié dans La Presse

Miville Tremblay est un senior fellow à L'Institut C.D. Howe et fellow invité au Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organizasations