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Ça, étant une inflation persistante et généralisée, que les banques centrales doivent écraser par une hausse accélérée des taux d’intérêt, au risque élevé de récession ! Ça, expliquant l’humeur massacrante en Bourse.

« We fought the last war. » On s’est battu comme si on livrait la guerre précédente, explique Jason Furman, professeur à Harvard et ex-conseiller économique du président Obama. Erreur classique des généraux obnubilés par le dernier conflit, en l’occurrence celui de la grande crise financière de 2007-2008.

La grande récession qu’elle a engendrée fut des plus longues, car il a fallu désendetter le secteur privé et recapitaliser le système bancaire. On a aussi blâmé les gouvernements pour la relance anémique, car revenus trop rapidement à la rectitude budgétaire.

Donc pas question de répéter cette faute, quand la pandémie a fermé l’économie mondiale. On craignait la déflation et une autre reprise lente.

La réponse unanime était non seulement des taux très bas, mais aussi un effort budgétaire sans précédent.

Aux États-Unis, les mesures adoptées par le Congrès sous Trump et Biden ont creusé de 8,8 % du PIB le déficit des administrations publiques en 2020. Au Canada, l’effort équivalent fut de 11,4 %, le plus important des pays du G7, quoique partant d’une situation plus saine.

Certes, les chèques des gouvernements ont aidé, mais la reprise de la demande des ménages a surpris par sa rapidité après le déconfinement, comme si on avait remis le commutateur à « On ».

Le défi est plutôt venu du côté de l’offre qui n’a pas suivi, perturbée par les fermetures d’usines en Asie et les problèmes logistiques des chaînes d’approvisionnement. L’offre de travail s’est également butée au bas taux de chômage et à une démographie vieillissante.

Les prix ont donc commencé à grimper, mais jusqu’à tard l’automne dernier, les banques centrales ont cru que l’inflation serait transitoire, le temps que l’offre s’ajuste.

Or, l’invasion surprise de l’Ukraine par la Russie, en février, a fait voler cette prévision en éclats, provoquant une flambée du prix du pétrole et des denrées.

Depuis, l’inflation se généralise dans l’économie mondiale et force les banques centrales à mettre les bouchées doubles. Après les récents 75 points de base de la Fed, on anticipe une hausse de même ampleur par la Banque du Canada, qui fixerait son taux directeur à 2,25 % le 13 juillet.

L’an prochain, ces taux atteindraient 3 % au Canada et 3,45 % aux États-Unis, signalent présentement les marchés à terme.

REVOIR LES DÉPENSES PUBLIQUES

Le problème brûlant de l’inflation requiert une croissance plus faible des dépenses publiques, afin de faciliter la tâche des banques centrales, qui cherchent à calmer la demande globale.

Larry Summers, de Harvard, et Olivier Blanchard, du MIT, aux sensibilités pourtant démocrates, avaient critiqué dès le départ le plan budgétaire du président Biden, jugé inflationniste parce que trop gros.

Aujourd’hui, Summers prévoit un atterrissage brutal de l’économie, car « les États-Unis pourraient avoir besoin d’un resserrement monétaire comme celui imposé par Paul Volcker à la fin des années 1970 et au début des années 1980 ». Il faudrait obtenir un taux de chômage de 5 % pendant cinq ans (ou son équivalent) pour mater l’inflation, a-t-il calculé.

Chez nous, les économistes de la Scotia, Jean-François Perrault et René Lalonde, deux anciens de la Banque du Canada, recommandent aux gouvernements de diminuer sensiblement l’augmentation de leurs dépenses afin d’appuyer la banque centrale dans sa lutte contre l’inflation.

Autrement, les entreprises et les individus seront seuls à se serrer la ceinture, avec des taux d’intérêt plus élevés que si l’État fait sa part.

Évidemment, les chèques et baisses d’impôt proposées pour amadouer les électeurs ne feraient que jeter de l’huile sur le feu en nourrissant une demande déjà excédentaire. Une compensation financière est toutefois justifiée pour les plus pauvres, car l’inflation est régressive.

Une étude de Benoit P. Durocher, de chez Desjardins, montre que si le taux d’inflation est sensiblement le même pour tous les revenus, les plus faibles n’ont pas la marge de manœuvre des plus élevés pour y faire face.

APRÈS L’INFLATION, LES MARCHÉS CRAIGNENT LA RÉCESSION

Il n’y a pas que les taux directeurs qui grimpent, mais aussi les rendements exigés sur les obligations gouvernementales, dont la valeur est rongée par l’inflation.

Les financiers surveillent attentivement l’écart entre les taux à court et à long terme : si les premiers en venaient à dépasser les seconds – une inversion de la courbe des rendements –, beaucoup y verraient un signe annonciateur de récession.

On n’y est pas encore, mais déjà la Bourse s’enfonce dans un marché baissier.

Le S&P 500 a reculé d’environ 21 % cette année et le Nasdaq, de 30 %, dont Tesla de 33 %.

Le bitcoin, corrélé aux technos, a plongé de 57 %, se moquant des Poilievre qui y voient une protection contre l’inflation. La Bourse de Toronto, avec ses pétrolières et ses minières, a mieux résisté avec un recul de 10 %.

Il faut dire que la Bourse, comme le marché immobilier d’ailleurs, a été dopée par plusieurs années de taux d’intérêt bas et l’injection de liquidités par les banques centrales. Normal que la hausse des taux ait l’effet opposé.

Fait surprenant, le consensus des analystes qui suivent les grandes sociétés américaines anticipe encore une hausse des profits supérieure à 10 % cette année. Pas sûr, avec l’augmentation du pétrole et des salaires qui réduiront les marges, sans compter le recul des ventes, si la récession s’avère. La Bourse demeure vulnérable.

DES CHOIX DIFFICILES

Les banques centrales, en mission pour ramener l’inflation à 2 %, gardent espoir de réussir la manœuvre risquée d’un atterrissage en douceur de l’économie par mauvais temps. Elles ne seraient pas fâchées de limiter la casse à une récession technique de quelques trimestres et d’éviter le scénario dramatique de Summers.

Pour l’instant, elles semblent prêtes à payer le prix d’une forte décote des marchés, pourvu qu’elle reste ordonnée. Finie, peut-être, l’époque du « Greenspan put », l’option qu’avaient les investisseurs d’appeler la Fed au secours quand ils perdaient leur chemise.

Le système bancaire est plus solide et reste impavide devant la déroute des cryptos.

Brider la croissance des dépenses publiques sera une opération politiquement délicate, alors qu’on a constaté la fragilité du système de santé et qu’il faille aider les entreprises à devenir plus productives et à prendre le virage de la décarbonation.

L’inflation la plus élevée depuis presque 40 ans s’ajoute à une pile de problèmes. Ça ne devait pas se passer comme ça.

Miville Tremblay, Senior Fellow à L’Institut C.D. Howe, Fellow Invité Au Centre Interuniversitaire de Recherche en Analyse Des Organisations.

Published in La Presse