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D’habitude, les révisions quinquennales de la cible de la Banque du Canada suscitent un long bâillement, sauf pour les mordus de la politique monétaire qui ressentent le petit frisson d’un changement possible, mais toujours déçu, tel un coït interrompu.

Les crises qui se succèdent et l’essoufflement de la politique monétaire et de son outil – le taux d’intérêt – suggèrent des ajustements plus significatifs cette fois-ci, sans aller jusqu’à brûler les manuels de macroéconomie.

Peintes en nuances subtiles, les décisions sur les objectifs et les moyens utilisés par la banque centrale exercent néanmoins un effet puissant sur le bien-être de tous, sur le pouvoir d’achat, sur l’emploi et sur la création de richesse. En période de crise, l’action énergique de la Banque est le rempart qui nous sépare du précipice.

Dans une longue série d’articles parus dans La Presse en 1991, j’ai critiqué l’audacieuse décision du gouverneur John Crow de viser la stabilité des prix comme cible de la Banque du Canada. Il y est arrivé plus vite que prévu, mais au coût d’une sévère récession. Le prix ayant été payé, je reconnais depuis, comme la plupart des économistes, que cette politique a été dans l’ensemble un grand succès au cours des presque 30 années qui ont suivi. L’inflation élevée est devenue chose du passé.

La cible de maîtrise de l’inflation, renouvelée cinq fois, est fixée à 2 %, point médian d’une fourchette de 1 à 3 % qui traduit l’incertitude du résultat espéré et non l’indifférence.

La Banque a publié des études et mène des consultations auxquelles sont conviés tous les Canadiens en vue du renouvellement de l’an prochain, qui sera encore une décision commune avec le gouvernement dont l’accord assure la légitimité politique. Cela fait, la Banque restera totalement autonome dans les décisions qu’elle prend pour atteindre la cible.

Après avoir examiné et rejeté l’occasion d’une baisse, puis d’une hausse de la cible de 2 % au cours des renouvellements précédents, la Banque considère maintenant quatre autres cibles : le niveau des prix, le PIB nominal, le taux d’inflation moyen et un double mandat portant à la fois sur l’inflation et l’emploi.

Sans entrer dans les détails, les deux premières options ont des mérites théoriques, mais sont très difficiles à communiquer à un large public. Et comme l’affirme la sous-gouverneure Carolyn Wilkins, « le fait que [notre] cadre soit clair et simple vaut de l’or ».

Viser l’inflation moyenne comme vient de l’annoncer la Fed offre l’avantage de rendre acceptable une période d’inflation supérieure à 2 % pour compenser une période d’inflation inférieure, comme présentement. On peut ainsi ancrer les anticipations du marché pour des taux d’intérêt qui resteront bas longtemps lorsqu’il n’y a plus d’espace pour les abaisser davantage.

La banque centrale américaine a beau avoir reformulé sa cible d’inflation, son mandat formel reste double : l’inflation et l’emploi. Très attrayante à première vue, cette option occulte un incontournable compromis dominé par la maîtrise de l’inflation. Pour maximiser deux cibles, soutiennent les économistes, il faudrait deux outils alors que les banquiers centraux n’ont que le taux d’intérêt.

Le régime actuel de la Banque du Canada n’est pas si éloigné du double mandat qu’il n’en a l’air. Sans jamais perdre de vue l’inflation, elle démontre beaucoup de souplesse et de pragmatisme dans ses décisions après l’analyse rigoureuse de nombreux facteurs. Notamment, elle est plus ou moins pressée de revenir à la cible lorsque les circonstances le justifient.

La Banque accorde une haute importance à la différence entre la croissance de l’économie et son potentiel de croissance. Si la croissance est plus forte que le potentiel, une inflation supérieure à 2 % s’ensuit et les taux doivent augmenter pour calmer le jeu. Si au contraire la production est inférieure au potentiel, s’exercera alors une pression désinflationniste qui commande des taux plus bas pour stimuler la demande.

En pratique, la Banque s’efforce que la croissance soit aussi vigoureuse que le potentiel, ni plus ni moins. Auquel cas l’inflation sera maîtrisée et le niveau d’emploi sera le plus élevé permis durablement par la politique monétaire. Cette « divine coïncidence » mène vers l’état de grâce qu’on appelle le plein emploi.

Mais c’est parfois insuffisant, comme en ce moment. On doit alors compter sur l’appui coordonné de la politique budgétaire. L’énorme déficit s’ajoute aux taux d’intérêt cloués au plancher pour sortir de cette récession profonde et lutter contre le chômage élevé.

Toutefois, pour vraiment maximiser l’emploi, on doit aussi faire appel aux politiques microéconomiques comme la formation de la main-d’œuvre ou le recrutement d’immigrants qualifiés, qui relèvent des gouvernements.

À elle seule, la Banque peut limiter l’inflation, mais elle ne peut maximiser l’emploi, même si sa contribution est essentielle. À l’avenir, elle serait avisée d’y accorder plus de visibilité dans ses décisions, car le taux de chômage ne figure même pas dans ses prévisions.

Mieux encore, elle devrait expliquer comment ses actions favorisent l’emploi, sous la contrainte d’une inflation maîtrisée. De plus, cette maîtrise pourrait être définie avec plus de souplesse, en rehaussant l’importance de sa fourchette de 1 à 3 %.

La cible actuelle, en version plus souple et transparente, ou un double mandat dont on affirme clairement le compromis, lui aussi dominé par l’inflation, seraient deux façons d’améliorer le régime en place et d’accomplir le mandat formel de notre banque centrale : promouvoir le bien-être économique des Canadiens. À défaut d’un moment d’extase, souhaitons une plus grande ouverture vers l’emploi.

La Presse 

MIVILLE TREMBLAY, SENIOR FELLOW, INSTITUT CD HOWE, ET FELLOW INVITÉ, CIRANO*

* De 2002 à 2018, l’auteur a été, à la Banque du Canada, membre du Comité d’examen de la politique monétaire présidé successivement par les gouverneurs David Dodge, Mark Carney et Stephen Poloz.